[Réflexion] Le droit d'auteur applicable aux parties de JdR : antithèse et conséquences.

Le précédent billet présentait les différentes qualifications juridiques potentiellement applicables à une partie de JdR. Ce billet vient explorer les causes et les conséquences de l'absence d'applicabilité du droit d'auteur à une partie de JdR : bref, que se passe-t-il si aucune des qualifications précédemment proposées n'est valable, et que le droit d'auteur n'est pas applicable aux parties de JdR ? Si vous avez vu "Ridicule" de Patrice Leconte, vous serez sans doute tenté de me traiter de "philosophe", mais n'oubliez pas que le personnage dont vous reprenez la réplique finit par (SPOILER) perdre la tête (FIN DU SPOILER)... mais on parle quand même de Louis XVI là...

Les causes possibles de la non-protection de la partie de JdR par le droit d'auteur

Pourquoi les qualifications proposées dans l'article précédent ne pourraient-elles pas s'appliquer ?

La partie de JdR, pas une œuvre ?

Si la partie de JdR n'est pas protégeable par le droit d'auteur, c'est qu'elle ne remplit pas les conditions requises pour être une oeuvre de l'esprit protégeable par le droit d'auteur. Ces conditions sont rappelées (et détaillées) ici. Elles sont :

  • la matérialisation de la création d'une œuvre dans une forme concrète ;
  • l’originalité de l’œuvre.

Absence de matérialisation d'une création sous une forme concrète

Si la partie de JdR n'est pas une œuvre, c'est possiblement par l'absence de forme figée de la matérialisation : la forme concrète ne l'est peut-être précisément pas parce que, finalement, "tout se passe dans la tête des participants". Les dialogues (et parfois gestes), les quelques illustrations visuelles ou sonores faites par le MJ mis à part, l’œuvre dans son entièreté n'est matérialisée que de manière tangentielle, via l'écoute des descriptions et des échanges.

Dans ce cas, la notion de "forme concrète" semblerait manquante.

Cette position sévère apparaît toutefois critiquable puisqu'un conte inventé de toutes pièces, raconté spontanément à un public, ou bien une pièce de théâtre d'improvisation, sont sans nul doute des œuvres de l'esprit et remplissent cette condition malgré l'absence de caractère écrit.

Absence d'originalité

Critère nettement plus difficile à remplir, l'originalité de la partie de JdR peut être remise en cause de plusieurs points de vue :

  • d'une part, le fait que sauf exceptions, la trame d'un jeu / scénario commerciale reste globalement assez suivie par les joueurs (et le MJ qui la met en scène), et reste dans des chemins assez (voire très) balisés et convenus, tant dans le déroulement de l'intrigue que dans l'interprétation des personnages. Des participants (MJ et joueurs) différents mais jouant le même scénario livreront souvent un résultat narratif très semblable, et même parfois avec des comportements qu'ils pensent novateurs mais qui sont en réalité prévisibles ;
  • d'autre part, les règles du jeu viennent contraindre parfois fortement l'effort commun de création collective de la narration par les participants, d'autant qu'une partie de la narration ne résulte pas nécessairement d'apports intellectuels de la part des participants, mais tout simplement du hasard des dés dont la marge d'interprétation des conséquences peut rester très limitée.

Ces deux critiques de l'originalité sont encore plus vraies dans le cadre d'un scénario "bateau" ("- Oh ! Le prince a encore été enlevé par des barons rebelles !") ou d'un "donjon PMT" qui peut se rapprocher considérablement d'un jeu de plateau - jusqu'à parfois en franchir la limite comme pour la 4e édition de Donjons & Dragons (/PROVOCATION).

La partie de JdR non-représentation ?

Si le JdR est avant tout un jeu et si la narration partagée, constituée de dialogues, qui résulte de la partie est, techniquement, le fruit de la mise en œuvre mécanique des règles du jeu, est-ce vraiment la représentation d'une œuvre ?

On peut se poser la question avec d'autant plus d'acuité qu'existent des jeux comme "Il était une fois..." qui aboutissent à une narration complète (bien que décousue), ou des jeux non pas "de rôle" mais "à rôles" comme "Résistance", "les Loups-Garous de Thiercelieux", "Oui, Seigneur des Ténèbres" qui aboutissent à nombre de dialogues et échanges plus ou moins ambiancés.

Est-ce que les parties de ces jeux sont la représentation des œuvres préexistantes ? Cela ne semble pas être le cas pour ces jeux en raison de l'aléa fort du tirage des cartes ("Il était une fois...", "Oui, Seigneur des Ténèbres") qui excluent toute trame narrative préexistante dont la partie serait la représentation, et du caractère totalement schématique et archétypal de la narration toujours identique qui ne sert qu'une mécanique d'identification et d'élimination ("Résistance", "les Loups-Garous de Thiercelieux").

La question de savoir si la partie de JdR est la représentation d'une œuvre préexistante doit être soulevée, car la conséquence d'une réponse négative est que la partie de JdR ne ferait naître aucun droit voisin d'artiste-interprète au profit de ses participants, ni d'ailleurs aucun droit d'auteur sur la mise en scène.

Conséquences pour les parties diffusées en streaming et les démonstrations publiques

Si la partie de JdR n'est pas une oeuvre ni la représentation d'une œuvre, alors aucun droit d'auteur ni droit voisin ne naît ni ne peut naître au profit de ses participants.

Les titulaires de droits sur les livres de JdR et scénarios ne sauraient contrôler, via le régime d'autorisation du droit de représentation tel que prévu par le Code de la propriété intellectuelle, la diffusion des parties filmées et des démonstrations publiques (payantes ou non), ni tenter d'exercer leur droit moral de respect de l’œuvre pour empêcher ce qu'ils pourraient percevoir comme une dénaturation de l'ambiance voulue.

Les participants ne pourraient s'opposer à la captation et la diffusion de la partie que sur le fondement de leur droit à l'image, et non sur celui du droit d'auteur. Éventuellement un droit d'auteur au profit du vidéaste naîtrait sur le vidéogramme lui-même en tant qu’œuvre, si celui-ci présente le caractère d'une œuvre originale (ce qui n'est pas nécessairement évident et sort du champ de cet article).

Qui plus est, les éditeurs auraient alors un fort intérêt à s'intéresser aux parties amateurs les plus populaires sur des plates-formes de streaming et en sortir des adaptations en JdR / scénarios papier si celles-ci ne sont pas déjà des parties basées sur des JdR préexistants.

En effet, faute pour la narration ainsi filmée de constituer une œuvre protégeable par le droit d'auteur, elle constituerait simplement une idée de libre parcours, qui permettrait à tout tiers de l'adapter en JdR sans avoir à demander aucune autorisation (modulo la licence de la vidéo elle-même). Que voilà une source de profits (et de litiges) potentielle !

Pour d'autres articles sur le droit d'auteur : un petit article sur les licences en JdR et comment publier un scénario pour un JDR tiers préexistant.

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