[Tactique de maîtrise] Scénario basé sur un diagramme d'Ishikawa

Très souvent, les scénarios que l'on peut trouver dans le commerce contiennent des phases narrativement simplistes où le meneur doit faire en sorte que s'accumulent les péripéties, les revers pour les personnages-joueurs. On trouve un inventaire des difficultés envisageables, disponibles pour le meneur de jeu. Ainsi le voyage est agrémenté de péripéties telles que : la caravane est attaquée par des brigands, un dromadaire se blesse, un puits est à sec, etc.

Ces péripéties apparaissent au final aux joueurs comme dictées par l'arbitraire du meneur de jeu ou de l'auteur du scénario. Il existe cependant une manière simple et efficace de faire survenir ces péripéties d'une manière extrêmement logique, qui donnera l'impression aux personnages-joueurs qu'ils sont les seuls responsables de la situation insoluble dans laquelle ils se retrouveront.

Cette tactique de maîtrise est basée sur un détournement d'usage d'un outil appelé diagramme d'Ishikawa, et ce billet reprend, tout en la détaillant et en l'approfondissant, l'une des sections (diapositives 12 à 16) de la présentation disponible ici.

Le diagramme de quoi ?

Le diagramme d'Ishikawa est un outil de gestion de la qualité industrielle. Lorsqu'une défaillance dans la qualité d'un produit est détectée, le diagramme d'Ishikawa sert à inventorier les causes de cette défaillance, en les organisant dans un diagramme en arête de poisson. Ce diagramme permet de visualiser ainsi les causes de défaillance, organisées de la plus évidente, qui sera proche de la "colonne vertébrale du poisson", jusqu'à à la plus lointaine - séparée de la défaillance par plusieurs liens de causalité de plus en plus ténus - qui sera perdue dans les ramifications.

Les causes de défaillances du diagramme d'Ishikawa sont réparties en différentes catégories :

  • Matériaux (matières premières) entrant en jeu
  • Matériels utilisés, les machines et équipements
  • Méthodes, processus et tactiques mis en œuvre
  • Main-d'œuvre, les tiers intervenants
  • Milieu, l'environnement général pour l'accomplissement de l'objectif qualitatif

On peut éventuellement y ajouter les catégories :

  • Mesure, à savoir les évaluations et appréciations réalisées
  • Management, la manière dont la Main d’œuvre s'est trouvée encadrée et pilotée

Quel rapport entre qualité et une intrigue de JdR ?

Sauf cas particulier, les joueurs visent en principe une forme de succès dans le cadre des scénarios auxquels ils participent via leurs personnages. Rien que la survie du personnage est déjà une forme de succès.

Ces objectifs des joueurs peuvent tout à fait être considérés comme une forme de qualité du résultat produit par le déroulement de l'intrigue / de la partie :

La qualité totale est atteinte lorsque la caravane arrive à sa destination dans les temps prévus, sans pertes humaines ni de marchandises. Lorsque ce n'est pas le cas, alors le résultat du processus "intrigue" est de qualité partielle (la caravane est en retard et il y a eu plusieurs morts dans l'escorte), de mauvaise qualité (la caravane est arrivée en retard, trois chameaux chargés des marchandises les plus précieuses se sont perdus dans une tempête de sable, et certains membres de l'escorte véhiculent une maladie contagieuse), voire pas atteint du tout (la caravane n'est jamais arrivée, tous les personnages-joueurs sont morts ou capturés par les nomades cannibales).

La défaillance qualitative est donc un déroulement de la partie qui aboutit à un résultat insatisfaisant pour les personnages-joueurs (qui ne remplissent pas leurs objectifs).

Objectifs et arbitraire du meneur de jeu, défis pour les joueurs

De son côté, le meneur de jeu est là pour opposer des défis aux personnages-joueurs : dans une certaine mesure, la défaillance qualitative est son objectif.

Évidemment, il n'est rien de plus facile pour le meneur de jeu que de fixer arbitrairement une situation d'échec du scénario, mais un tel comportement est sans intérêt et même contre-productif : le MJ est là pour challenger les joueurs pour qu'ils s'amusent, et non pour leur imposer l'arbitraire frustrant d'un démiurge mesquin.

Bien au contraire, pour confronter les personnages-joueurs à un défi, il faut d'abord leur laisser une chance, et même de nombreuses chances. Les chances que des personnages-joueurs seront parfois, mais pas nécessairement, en mesure de saisir représentent autant de défis intellectuels et/ou émotionnels pour les joueurs eux-mêmes. Pour cela, il est efficace d'encourager les personnages-joueurs dans leurs entreprises, ceci même surtout quand celles-ci apparaissent intéressantes à court terme mais sont contre-productives à long terme compte tenu de ce que sait le meneur de jeu sur les véritables causes des difficultés.

Pour donner sa pleine efficacité à cette tactique et supprimer toute sensation d'arbitraire, il est essentiel de donner du pouvoir aux personnages-joueurs : de les mettre dans la position de décisionnaires ou à tout le moins d'acteurs essentiels pour gérer les causes de défaillance qualitative (au sens de risques pouvant mener à l'échec de leurs objectifs).

Ainsi, il devrait être loisible au personnage-joueur, chef de la caravane en butte à des impératifs calendaires, d'imposer un pas rapide au convoi. Un tel pas rapide permet effectivement, à court terme, d'avancer plus vite et de réduire le temps du voyage. Cependant, à moyen terme, la fatigue s'installera plus vite chez les membres de la caravane, tout comme les risques de blessures, tandis qu'à long terme l'eau consommée plus rapidement pourrait venir à manquer vers la fin du voyage. Ces nouvelles causes potentielles d'échec devront être à leur tour gérées.

Bref : le meneur de jeu aura ainsi donné à ce personnage-joueur "la corde pour se pendre".

À un niveau "méta-jeu", les joueurs auront conscience des opportunités saisies, de celles qu'ils auront laissé échapper, et de leurs échecs à anticiper des difficultés : réussites et échecs survenant progressivement, les joueurs ne manqueront pas de se tenir eux-mêmes pour principalement responsables du déroulement favorable ou au contraire défavorable de l'intrigue.

Brainstorming

Le diagramme d'Ishikawa détourné lui permet de poser les objectifs des personnages-joueurs en partant de l'hypothèse que ceux-ci ne seront pas remplis à la fin de l'intrigue, et de se créer une liste des causes et leviers, des plus proches aux plus lointains, qui auraient pu contribuer à cette situation de non-qualité / non-atteinte de ces objectifs.

Ainsi, reprenant l'exemple de la caravane, le meneur de jeu pourrait décider que les causes les plus immédiates de défaillance dans chaque catégorie sont les suivantes :

  • Matériaux (matières premières) : les cordages et bâches utilisés pour emballer les marchandises sont trop fragiles et ont une tendance à céder au cours du voyage ;
  • Matériels : l'instrument pour s'orienter dans le désert est faussé et indique une direction imprécise, les selles sont inconfortables pour les voyageurs, il manque des couvertures pour les nuits fraîches, les gourdes d'eau sont trop petites ou trop peu nombreuses ;
  • Méthodes : le rythme imprimé à la caravane est trop soutenu ce qui fatigue les bêtes, le chemin planifié passe par une zone trop difficile à franchir ;
  • Main-d'œuvre : un faux marchand envoie régulièrement des pigeons voyageurs pour informer un groupe de bandits de la progression de la caravane, le guide fait des erreurs d'orientation ;
  • Milieu : le désert est parcouru de tempêtes de sable, les puits du parcours envisagé sont à sec, la température est insoutenable le jour (trop chaud) et la nuit (trop froid), le sable s'insinue partout, les scorpions et serpents se glissent dans les affaires des caravaniers ;
  • Mesure : le poids des marchandises a été sous-évalué, les bêtes de somme avancent moins vite que calculé, les quantités de vivres sont insuffisantes ;
  • Management : ceci est surtout de la responsabilité des personnages-joueurs, qui feront leurs propres erreurs, n'en doutons pas - il n'est donc pas nécessaire de l'indiquer.

Si la mission de la caravane aboutissait à un échec, une analyse post mortem de cet échec dans le cadre d'une démarche qualité pourrait aboutir à un diagramme tel que celui-ci :

Quand ces causes se présentent spontanément (ou plutôt que le meneur de jeu les fait survenir directement ou mentionne leur possible apparition), les PJ s'empressent habituellement de prendre les contre-mesures qui s'imposent, souvent d'une manière relevant un peu du méta-gaming.

Pour éviter cela, inverser le diagramme d'Ishikawa permet d'imaginer les causes plus lointaines de ces différentes causes plus proches menant à l'échec de la mission des PJ. Dès lors, le MJ a tout le loisir de les exposer de manière très ouverte à leur sagacité, sans pour autant en faire apparaître les conséquences. Les PJ ainsi informés ne peuvent pas ignorer des faits qui in fine pourraient mener à l'échec de leurs objectifs. La subtilité de cette technique réside dans le fait que, le MJ se comportant de manière loyale et ne cachant aucune information importante, la survenance de l'échec ne résultera au final que d'un enchaînement de causalités aggravé par le défaut d'anticipation des PJ. Autrement dit : ça va mal se passer mais c'est entièrement la faute des joueurs !

Ainsi, dans le cas ci-dessus, le meneur de jeu va distiller les informations aux PJ relativement aux causes des causes d'échec potentielles de leur quête :

  • "Non loin de vous, deux artisans s'invectivent : - "Fils de putois, le fil de lin que tu m'as vendu est pourri ! Comment veux-tu que je travaille correctement ?"". C'est la cause lointaine de la défaillance des Matériaux, bâches et cordes ;
  • "Au moment de charger ses affaires, votre guide fait tomber son paquetage. Il l'ouvre rapidement et fouille parmi ses outils, puis referme le sac visiblement soulagé". Le choc a endommagé l'astrolabe du guide, et celui-ci ne s'en est pas aperçu. "'J'ai acheté des selles toutes neuves, je ne lésine pas sur la sécurité', vous confie le marchand." Ces selles neuves sont hélas trop dures et vont fatiguer les animaux et les voyageurs au début du voyage. "Vous devriez vous méfier, les nuits du désert sont fraîches. J'ai depuis longtemps tout un stock de couvertures qui ne me servent pas, et dont je veux me séparer. Voulez-vous me les acheter ?" Ces couvertures à première vue acceptables, ont été entreposées trop longtemps. Cette mauvaise conservation est la cause de ce qu'elles s'effilochent dès qu'on les déplie. Ce sont des exemples de causes lointaines de la défaillance des Matériels ;
  • "'''J'ai peur que nous ne soyons suivis par des pillards du désert. Peut-être devrions-nous forcer le pas ?', suggère votre guide." Ceci aggraverait la fatigue des hommes et des bêtes, et la présence des pillards peut donc pousser les PJ à commettre une erreur de Méthode ;
  • "Le caravanier pousse un juron en perdant aux dés. Un autre membre du convoi s'étonne : 'Qu'est-ce qu'il joue, celui-là ! J'aurais juré qu'il était sur la paille, et le voici à dépenser sans compter !'" Le caravanier a reçu de l'argent pour trahir la caravane et informer des brigands de sa progression. Le besoin d'argent et son appétit du jeu du marchand est la cause de sa trahison, défaillance de Main-d'œuvre ;
  • "Une jeune enfant émaciée, aux lèvres parcheminées, s'approche de toi et caresse l'outre d'eau à ta ceinture avec un regard de convoitise. 'Messire, il n'a pas plu de toute la saison, et mon petit frère se meurt de soif...'" Si la région n'a pas connu de pluie pendant toute la saison, alors les arrêts aux puits prévus sur le chemin de la caravane seront probablement insuffisants pour ravitailler les caravaniers en eau. La cause lointaine des puits à sec est donc annoncée, encore faut-il que les PJ anticipent. C'est une cause de défaillance du Milieu ;
  • "Non, ne forçons pas le pas pour échapper aux pillards, nous risquons de fatiguer les bêtes. Perdons-les plutôt en traversant les rocailles. Cela ne devrait pas prendre plus d'une heure." Au bout de plus d'une demi-journée, il faut se rendre à l'évidence, la région rocailleuse est beaucoup plus étendue que prévu. En outre, deux bêtes se sont blessé les pattes contre les rocs acérés, et la caravane entière est contrainte de se déplacer à leur vitesse moindre. La décision d'échapper aux pillards est la cause de cette erreur de Mesure dans la vitesse de progression.

Synthétisées dans un diagramme d'Ishikawa inversé, les informations sur les causes proches et lointaines d'échec de la mission se trouvent dans les cadres verts :

Conclusion

Cette méthode permet au meneur de jeu de trouver facilement des manifestations, intégrées dans l'espace imaginaire partagé, des causes de défaillance de la mission des PJ.

En présentant clairement, loyalement et assez tôt dans l'aventure toutes les informations contenues dans les cadres verts, le meneur de jeu remet entre les mains des joueurs l'entière responsabilité du bon ou mauvais déroulement de l'aventure.

Lorsque les causes d'échec lointaines n'ont pas été détectées ou gérées en amont par les PJ, il suffit dès lors au meneur de suivre le diagramme qu'il a conçu : au cours de la partie, il devra narrer de manière objective les causes d'échec plus proches qui se seront réalisées faute de prise en compte par les joueurs.

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