[Réflexion] Stratégies juridiques, commerciales et licences de JdR

Le scandale de l’OGL 1.1 : une bonne occasion de mettre son grain de sel sur les réseaux sociaux dans une cacophonie d’opinions indignées.

Les passions étant retombées, il est temps de prendre un peu de recul et de s'interroger, dans ce long billet, sur les aspects stratégiques et juridiques de l'affaire, les raisons qui ont présidé aux stratégies d’exploitation successives de Wizards of the Coast / Hasbro, les licences créées en réaction à l’OGL1.1, et certaines leçons qui pourraient en être tirées pour l’avenir.

L’exploitation économique d’un ouvrage de JdR, modèle classique

L’exploitation économique d’une propriété intellectuelle peut se faire selon plusieurs vecteurs juridiques, parce que l’exploitation de la propriété intellectuelle dans son ensemble peut être divisée en :

  • L’exploitation de la propriété intellectuelle proprement dite (droits d’auteurs patrimoniaux et moraux - ces derniers étant plus difficiles à exploiter commercialement bien que ce ne soit pas impossible) ;
  • L’exploitation des éléments de propriété industrielle : marques, brevets, dessins et modèles.

Pour exploiter les droits de propriété intellectuelle d’une œuvre, le titulaire des droits, qui peut être un auteur ou un éditeur, vient organiser les conditions d’exercice des droits patrimoniaux sur son ouvrage. Quand il ne les organise pas du tout, il ne concède aucun droit patrimonial sinon celui, pour un individu appartenant à la catégorie de son public (lecteur, spectateur, auditeur, etc.), de prendre personnellement connaissance de l'œuvre dans les conditions qu’il a posées pour sa divulgation (ces conditions de divulgation relevant de l’exercice des droits moraux et non patrimoniaux de l’auteur).

Classiquement, l’éditeur disposant des droits sur une œuvre de jeu de rôle donnée va donc exercer le droit d’exploitation (distribution) de celle-ci et le sous-concéder à un distributeur pour que le public y ait accès, dans des conditions onéreuses.

Éventuellement, afin d’augmenter le potentiel de pénétration du marché du jeu qu’il commercialise, il va extraire des éléments de l'œuvre et les distribuer gratuitement dans un “kit de démo” ou un “quickstart guide”.

L’ancien business model de WOTC

Le modèle d’exploitation commerciale de la propriété intellectuelle de Donjons & Dragons qui a été conçu par Wizards of the Coast en 2000 utilisait plusieurs vecteurs relevant des différents aspects rappelés ci-avant (brevets, dessins et modèles sont en général plus difficilement exploitables commercialement en ce qui concerne les jeux de rôle, bien que les dessins et modèles puissent faire l’objet d’une utilisation efficace pour les jeux de plateau).

Rappels sur la licence OGL 1.0a

La licence OGL 1.0a en tant que texte n’est pas open source au sens de la définition de l’Open Source Initiative, ni libre au sens de la Free Software Foundation. Cependant, elle pose des mécanismes juridiques inspirés de ceux des licences open source.

En séparant Product Identity d’Open Content, la licence met en œuvre deux modalités différentes de concession des droits patrimoniaux sur chacun de ces périmètres. Ses stipulations placent l’Open Content sous un régime juridique équivalent à celui d’une licence open source avec un copyleft (une obligation de réciprocité).

Le modèle de gestion des droits de la licence OGL 1.0a est celui d’une licence de type freemium. Une licence freemium (mot-valise composé de “free” et “premium”) est une licence où l’essentiel du contenu de l’œuvre sous licence est libre et open source (la partie “free”), mais où une partie est sous une licence dite propriétaire et souvent payante (“premium”, qui correspond le plus souvent à la partie la plus intéressante de l’oeuvre – les fonctionnalités indispensables à une exploitation professionnelle et/ou commerciale dans le cas d’un logiciel, par exemple).

Le modèle économique ancien

En 2000, Wizards of the Coast, qui appartenait déjà à Hasbro (le rachat datait de septembre 1999) avait ainsi conçu un modèle d’exploitation à trois niveaux :

  • Niveau OGL ;
  • Niveau d20 ;
  • Niveau Donjons & Dragons.

Le niveau OGL permettait à tout acteur de bénéficier du SRD (System Reference Document, Document de Référence du Système sous Open Content) régi par la licence OGL 1.0a, et de créer du contenu basé sur ce corpus de règles, voire des œuvres dérivées (ce qui était évidemment nécessaire puisque le SRD était par nature incomplet, ne comportant par exemple pas de règles relatives à l’expérience).

WOTC n’a pas conçu cette ouverture avec une intention libérale, mais afin de bénéficier des effets de levier bien connus des licences de type ouvert.

En permettant à des éditeurs tiers de reprendre le SRD et d’en faire des variantes, WOTC misait (à raison) sur la tendance à économiser l‘effort pour populariser les mécaniques génériques du SRD, indépendamment des variantes, étouffant ainsi, via la masse des univers tierce-partie utilisant le SRD, les systèmes de jeu reposant sur des mécaniques différentes. Avantage : WOTC s’assurait ainsi que l’exposition au jeu de rôle de nouveaux joueurs passerait presque automatiquement par le biais des règles basées sur un d20 fortement comparables à celles de Donjons & Dragons.

Le fait que le SRD soit incomplet et oblige l’éditeur à investir dans un effort de complétion (impliquant un coût de production associé) visait à décourager des concurrents. C’était certes prendre le risque qu’un éditeur qu'une fasse un “fork”, i.e. une œuvre dérivée du SRD en complétant tout ce qu’il y avait à compléter, placée évidemment sous la même licence (puisque la partie “copyleft” de la licence OGL obligeait à la réciprocité des obligations).

WOTC comptait sur l’aversion des éditeurs à la dépense, puisque ceux-ci devraient alors investir des fonds dans l’écriture “de tout ce qui manque” pour prendre le risque très probable d’échouer à créer un concurrent à la plus grosse locomotive du secteur. C’est ce qui a permis à WOTC de sortir avec pas mal de confiance une version 3.5 du SRD et de D&D sur le même modèle économique, qui a très bien fonctionné - de nombreux joueurs pour ne pas dire quasiment tous ont suivi le mouvement et sont passés de la version 3 à la version 3.5 de D&D, toujours sous la même licence, qui avait pour double avantage de corriger certains bugs de l’ancienne version, et de permettre à WOTC de reprendre le contrôle sur la prolifération des suppléments en OGL basés sur D&D3.

Le problème est que le fait que les joueurs suivent le mouvement d’une version à l’autre a convaincu des éditeurs tiers qu’un fork était possible : s’il était de suffisamment bonne qualité, s’il corrigeait encore des imperfections de la version 3.5, alors clairement il pourrait concurrencer D&D sur son propre terrain. On le verra plus tard, Paizo a pris ce risque avec Pathfinder, un fork amélioré de D&D3.5, et a tiré son épingle du jeu avec des conséquences sur l'évolution du modèle d’exploitation de WOTC puisqu’il s’agit probablement de la cause la plus directe de la création de la licence OGL 1.1.

Le modèle d’exploitation commerciale des niveaux suivants, les niveaux “d20” et “Donjons & Dragons” combinait l’exploitation des droits patrimoniaux, le droit des marques et les effets de levier des labels et certifications.

Le niveau d20 visait à permettre à tout auteur / éditeur de publier un setting, scénario, ou jeu complet avec des contraintes outre celles de l’OGL 1.0a : interdiction de reprendre tout élément venant des manuels officiels de D&D (ou de D20 modern, sa variante pour les univers contemporains), obligation de préciser que les manuels officiels sont nécessaires, obligation d’apposer le logo d20, etc. Il s’agit ici de l’exploitation d’une certification / label (avec des conditions d’exploitation du logo relevant du droit des marques - un volet du domaine de l’exploitation de la propriété industrielle) transformant les produits tiers en produits publicitaires pour les produits WOTC.

Le niveau Donjons & Dragons était basé sur l’exploitation du droit des marques. Là, l’éditeur souhaitant faire du “Donjons & Dragons” officiel devait nécessairement payer une redevance de marque (pour des marques telles que “Donjons & Dragons”, “D&D”, “Royaumes Oubliés”, “Greyhawk”, etc.) en plus de respecter les contraintes des autres niveaux. En pratique, seul WOTC ou presque faisait du Donjons & Dragons.

La licence GSL

La licence GSL de D&D4 est revenue sur l’ouverture du modèle à 3 niveaux pour proposer un modèle fermé, plus classique, à 2 niveaux sans aucun élément de licence libre. D&D4 est très décrié par les joueurs et coule très vite.

Est-ce en raison du contenu ? Les études de marché de Hasbro étant basées sur des joueurs “génériques” appréciant la fantasy et les jeux vidéos, le résultat était un hybride entre l’ancien Donjons & Dragons, HeroQuest, et des concepts issus des MMORPG. Pourquoi pas ? Mais ça n’était pas du goût de tous les habitués des versions 3 & 3.5 du grand ancêtre, pour ne rien dire des joueurs appréciant les versions les plus anciennes de Donjons & Dragons. Les premiers avaient un intérêt à rester sur l’ancienne version malgré l’absence de suivi de gamme, ou de rejoindre la communauté des joueurs de Pathfinder, tandis que les seconds avaient déjà un certain nombre d’alternatives rétroclones à leur disposition.

En plus d’une sauce qui n’a pas vraiment pris, l’effet de la GSL a eu un impact fort en refroidissant les éditeurs tiers. WOTC a subi de plein fouet l’effet “one-shot” des licences ouvertes, que connaissent bien les éditeurs de logiciels. Cet effet one-shot, qu’est-ce donc ? C’est très simple : quand on ouvre une version d'une œuvre en la plaçant sous licence libre ou ouverte, cette version le reste. Même si une nouvelle publication de la même version sous une licence plus restrictive est possible, cela n'annule pas la publication de la précédente version. Il est nécessaire, pour éviter ou limiter cet effet, que la nouvelle version plus fermée apporte une amélioration technique considérable par rapport à la version ouverte précédente, afin d’inciter les utilisateurs (le public de l'œuvre) à franchir le pas de la nouvelle version plus fermée plutôt que de se tourner vers un fork (une œuvre dérivée gardant la même licence). C'est ce que n'a pas su faire DD4, dont la proposition de valeur, insuffisamment supérieure à celle de la version précédente, a, comme je l’évoquais ci-dessus, poussé de nombreux joueurs vers le fork déjà existant, à savoir Pathfinder.

Le modèle économique de la licence OGL 1.1 (par qui le scandale arrive)

Arrive D&D5 et le SRD5, qui pour l’essentiel met fin aux errements de la version 4 de D&D. Mais pour la sortie de la version 5.1, WOTC crée une nouvelle licence, la licence OGL 1.1.

La licence OGL 1.1 est une licence créée dans l’optique de (i) mesurer et le cas échéant (ii) récupérer une partie du ROI (Return On Investment - les revenus, si vous préférez) des forks commerciaux, y compris ceux basés sur les parties du SRD distribué gratuitement, dès lors qu’ils dépassent certains paliers chiffrés. Elle n’est pas applicable aux œuvres dérivées autres que des textes imprimés (ou électroniques) avec ou sans illustrations.

Ce dernier point a son importance parce qu'il implique nécessairement que toute exploitation d'une oeuvre dérivée du SRD 5.1 de type “vidéo en streaming d’actual play” ou “scénario de démo en convention payante” passe par l'autorisation préalable, et bien entendu à titre onéreux compte tenu des monétisations de telles vidéos ou des billets d’entrée de ces conventions. Il pourrait en aller de même pour des morceaux de musique, des BD, des fanfics ou des vidéos inspirés par D&D, si cette inspiration est évidente et/ou revendiquée comme telle.

Pour les œuvres textuelles (et leurs illustrations), la licence OGL 1.1 se base sur une distinction entre “commercial” et “non-commercial”, à savoir l’intention soit libérale, soit lucrative du tiers créant une œuvre dérivée du SRD en OGL 1.1. Cette licence OGL présente toujours des mécanismes inspirés du copyleft, mais l’ajout de la distinction lucrative fait de la licence OGL 1.0a une licence totalement propriétaire et non plus freemium.

La licence OGL 1.1 commerciale permet ainsi à WOTC de contrôler les revenus des éditeurs et auteurs de forks dès 50 000$ de revenus annuels, et de prendre 20 à 25% en royalties de la part de revenus des éditeurs ou auteurs dépassant 750 000$ de revenus annuels, ce qui permet de bloquer totalement le développement commercial de forks populaires (et éviter l’effet Paizo Pathfinder).

Même le second palier de cette licence sur les revenus intermédiaires (entre 50k$ et 750k$) est conçu pour se combiner avec l’article XII. OTHER PRODUCTS., sous-section B, selon lequel l’auteur d’une œuvre dérivée du SRD 5.1 donne à WOTC une licence perpétuelle et pour le monde entier, qui plus est explicitement irrévocable, sur l'œuvre dérivée en question. Ainsi, conformément à la licence OGL 1.1 commerciale, si le fork d’un éditeur rencontrait un modeste succès compte tenu de sa capacité marketing limitée, rien n’empêcherait WOTC de forker à son tour - et gratuitement - ce fork en question pour en faire sa propre version.

Je me dois de nuancer le caractère “horriblo-commercial” de ce palier commercial pour les petits éditeurs : le premier palier est un minimum de 50 000 $ de revenus annuels découlant directement de l’exploitation du SRD 5.1, et non de chiffre d’affaires. Comme le revenu est ce qui reste à l’éditeur lorsqu’il a fait le bilan de ces recettes et de ses charges relatifs à la seule exploitation de son “fork” du SRD 5.1, les autres revenus n’étant pas pris en compte, ce palier ne se déclencherait qu’en cas de succès tout de même très conséquent.

Révocation de la licence OGL 1.0a

Un point qui fait couler beaucoup d’encre (souvent pour dire beaucoup de bêtises) est l'article de la licence OGL 1.1 qui semble révoquer la licence OGL 1.0a.

Mettons les choses au clair avec un peu de rigueur.

Les US sont signataires de la Convention de Berne de 1886 relative à la protection des œuvres. Cependant, la transposition en droit US est incomplète, et les règles US du copyright ne respectent pas stricto sensu la Convention de Berne (surtout avec la notion de droit moral qui semble partiellement échapper au législateur US).

Particularité de la licence dans le droit anglo-saxon, elle est en général assimilée à une promesse unilatérale en principe révocable à tout moment sauf dans les cas suivants :

  • S’il est expressément indiqué qu’elle est irrévocable ; ou
  • Si la licence se définit elle-même dans son propre texte comme un contrat engageant les deux parties : le donneur de licence, et le bénéficiaire de la licence ; ou
  • Si l’exécution, même partielle, par le bénéficiaire de la licence d’actions motivées par l’existence de l’engagement du donneur de licence s’est produite (i.e. consideration en droit anglo-saxon), la révocation n’est plus possible, mais pour ce bénéficiaire seulement. Pour un exemple de promesse unilatérale non-révocable auprès du bénéficiaire de la promesse car celui-ci a réalisé des actes à son propre détriment sur la base de cette promesse, voir la décision fondatrice de droit anglais Court of Appeal Carlill v Carbolic Smoke Ball Company 1892.

La licence de droit anglo-saxon peut aussi s'analyser comme une offre de contracter qui devient irrévocable à l’égard des bénéficiaires une fois que ceux-ci ont manifesté leur acceptation - c'est un peu plus une qualification de juriste civiliste amateur de droit romain. Ça revient au final à peu près au même en pratique.

Et la licence OGL 1.0a alors ?

La licence OGL 1.0a indique qu’elle est perpétuelle, ce qui est une indication de sa durée. Cependant, elle n’est pas explicitement irrévocable, par conséquent, elle est donc implicitement révocable. Donc, oui, WOTC a le droit de révoquer la licence OGL 1.0a.

Pour les libristes qui font du logiciel libre, ou exploitent des communs, cela signifie que le droit US des licences présente des dangers et incertitudes dont il faut être conscient - dangers qui n’existent pas dans les pays suffisamment civilisés pour respecter qui ont transposé correctement la Convention de Berne.

En revanche, il faut explorer les modalités de la révocation et la portée.

Les modalités de la révocation

La licence OGL 1.0a stipule dans son article 9 :

9. Mise à jour de la licence : Wizards ou ses agents désignés peuvent publier des versions mises à jour de cette licence. Vous pouvez utiliser toute version autorisée de cette Licence pour copier, modifier et distribuer tout Contenu de Jeu Ouvert distribué à l'origine sous n'importe quelle version de cette Licence.

Cet article signifie que tout contenu sous toute version de la licence OGL peut être réutilisé sous les conditions de toute version de la licence OGL. La rédaction de cet article vise bien entendu à une recherche de compatibilité ascendante et descendante de tous contenus sous licence OGL, et révèle que l’intention des créateurs originels des versions 3 et 3.5 de Donjons & Dragons (et du SRD v3 & v3.5) était de pérenniser la possibilité de réutiliser les éléments du SRD et toutes oeuvres dérivées de celui-ci en minimisant l’impact de l’évolution des modes et tendances (de jeu ou juridiques). Autrement dit, tant que cet article restait applicable, tout contenu sous la licence OGL version 1.1, version 2, version 42 ou version 666 pourrait être publié et exploité sous les conditions de la licence OGL 1.0a. Ceci priverait de toute efficacité les éventuelles nouvelles obligations contraignantes des versions ultérieures de la licence !

Les juristes de WOTC devaient nécessairement mettre fin à cette compatibilité générale pour pouvoir publier l’OGL 1.1 et corriger leur modèle d’affaires. Le vecteur à cet effet est le texte de l’article 9 de l’OGL 1.0a, qui précise dans sa rédaction que cette compatibilité requiert que la licence finale soit “autorisée”. Il ne s’agit (évidemment) pas d’une notion juridique, mais d’une notion contractuelle probablement introduite par un rédacteur souhaitant, par prudence, mitiger le risque d’incompatibilité des modèles d’exploitation sur une longue période. Du strict point de vue des bonnes pratiques professionnelles, c’est une décision tout à fait avisée.

Le changement de modèle d’exploitation par WOTC est précisément le cas d’usage introduit par cette mention du caractère autorisé dans la licence OGL 1.0a. C’est la raison pour laquelle les juristes ont utilisé l’OGL 1.1 pour “désautoriser” la licence OGL 1.0a au sens de son article 9. L’article X. A. de la licence OGL 1.1 commerciale stipule ainsi :

Cette licence est, avec l'OGL : Non-Commercial, une mise à jour de l'OGL 1.0(a), qui n'est plus une licence autorisée.

La licence OGL 1.0a n’étant plus autorisée, il n’était désormais plus possible de republier légitimement des œuvres sous licence OGL 1.1 sous licence OGL 1.0a. Ceci pérennise l’efficacité de la licence OGL 1.1. Logique, non ?

La portée de la révocation

Est-ce que la désautorisation de l’article X. A. de la licence OGL 1.1 est une révocation stricto sensu de la licence OGL 1.0a selon les normes juridiques anglo-saxonnes régissant les licences ? Elle n’est pas précisée comme telle. D’ailleurs, la licence OGL 1.1 ne dit pas que la licence OGL 1.0a est révoquée, mais qu’elle est mise à jour (“updated”). Cette mise à jour s’accompagnant de la désautorisation de la licence OGL 1.0a, il n’existerait désormais plus d’autre licence que la licence OGL 1.1.

La portée de la désautorisation est en revanche à discuter. Est-ce qu’il s’agit rétroactivement d’une transformation de la licence OGL 1.0a en OGL 1.1 de sorte que toutes les oeuvres sous licence OGL 1.0a (dont des oeuvres qui n’ont absolument rien à voir avec WOTC parce qu’elles ne sont pas des oeuvres dérivées du SRD ou de D&D) seraient désormais magiquement sous licence OGL 1.1 ?

La jurisprudence U.S. semble refuser assez généralement la rétroactivité de la révocation des licences de copyright lorsqu’une consideration leur a été accordée, matérialisée par l’acte positif du bénéficiaire de la licence, à son détriment, sur la base de la promesse formulée par le donneur de licence (cf. plus haut). Alors pour une “désautorisation”, il est encore moins probable qu’une telle rétroactivité soit acceptée par le magistrat états-unien.

Nous pouvons formuler une interprétation des licences de copyright US par analogie avec notre notion de droit français d’offre de contracter au public, l’aspect précaire en plus en ce qui concerne la possibilité de révoquer tout ça par le donneur de licence : tant que l’offre n’a pas été acceptée, elle est révocable. Quand l’offre a été acceptée, elle ne l’est plus car il y a eu rencontre des volontés entre l’offrant (le donneur de licence) et l’acceptant (le bénéficiaire).

En principe, donc, les œuvres déjà existantes et publiées, dérivées d’autres oeuvres dont WOTC est titulaire et qui étaient originellement placées sous licence OGL 1.0a, restent exploitables sous licence OGL 1.0a, à la condition qu’elles n’aient pas été créées après la révocation/désautorisation de la licence OGL 1.0a.

Pour les œuvres qui ne sont pas dérivées d'œuvres de WOTC mais avaient été placées sous licence OGL 1.0a, ainsi que pour les œuvres qui en sont dérivées, que se passe-t-il ?

Prenons un exemple concret. Un éditeur publie un tout nouveau jeu. Il choisit le texte de la licence OGL 1.0a pour régir l’utilisation et la réutilisation des règles de ce nouveau jeu compilées sous la forme d'un document de référence du système. Par conséquent, cet éditeur est devenu donneur de licence, et tout tiers recevant une copie de l'œuvre textuelle qu'est le document de référence du système est bénéficiaire potentiel de la licence concédée par l'éditeur. Cependant cet éditeur n’a aucun lien avec WOTC. Il se trouve simplement que les termes de la licence sous laquelle cet éditeur fournit le DRS de son nouveau jeu sont ceux de la licence OGL 1.0a.

Il est d’ailleurs amusant de constater que le texte de la licence OGL 1.0a débute par les lignes suivantes : “The following text is the property of Wizards of the Coast, Inc. and is Copyright 2000 Wizards of the Coast, Inc ("Wizards"). All Rights Reserved.

Le texte de la licence OGL 1.0a lui-même est en effet une œuvre originale, protégée par le copyright et le droit d'auteur. Cette mention indique que WOTC s’est réservé les droits sur son usage et sa modification, avec une obligation apparemment contradictoire via l’article 2 de la licence qui stipule “You must affix such a notice to any Open Game Content that you Use.”

Certes, compte tenu de cet article 2, le titulaire des droits sur le texte de la licence semble avoir implicitement donné une autorisation de réutilisation telle quelle de la licence OGL 1.0a à tout auteur d'une œuvre dérivée d'une œuvre sous licence OGL 1.0a.

Mais :

  • Il n'est pas valide, selon la Convention de Berne, de conférer un droit de reproduction et de représentation de manière implicite. Les (con)cessions de droits doivent être expressément écrites, énumérant tous les droits (con)cédés, leur durée, l'étendue de l’application géographique, etc. Or, la licence OGL 1.0a ne prévoit pas ces mentions, de sorte que, si l’on raisonne en juriste positiviste, il est (et a toujours été) strictement interdit de reproduire la licence OGL 1.0a dans les ouvrages que leurs auteurs souhaitent placer sous cette licence sans autorisation de WOTC dans les pays civilisés respectueux de la Convention de Berne ;
  • Même à raisonner en dehors de la Convention de Berne sur la base de la permission unilatérale anglo-saxonne, les titulaires des droits sur des œuvres nouvelles et originales ne font par définition pas de réutilisation de l’Open Game Content de WOTC - sauf à considérer qu'une œuvre nouvelle correspond à une reprise à 0%, des contenus sous Open Game Content (position juridiquement audacieuse). Or, même si cette position faisait sens, la mention de copyright de WOTC en préambule et surtout le “all rights reserved” manifeste la volonté claire et non équivoque de WOTC de conserver un contrôle absolu sur l'œuvre “texte de la licence OGL 1.0a”.

Autrement dit, afin d’utiliser la licence OGL 1.0a pour autre chose qu’une œuvre dérivée d’une œuvre dont WOTC est titulaire, il faudrait, en théorie… se faire concéder les droits par le titulaire WOTC sur le texte de la licence lui-même ! Et ceci est sans rapport aucun avec les évolutions ultérieures de la licence OGL, mais résulte tout simplement des stipulations de la licence OGL 1.0a.

Laissons cependant cette première difficulté juridique, et, posant l’hypothèse qu’elle est déjà résolue, analysons les conséquences de la désautorisation introduite par la licence OGL 1.1 pour les autres œuvres que les SRD de Donjons & Dragons.

Conséquences de la désautorisation pour les œuvres tierces

Pour les œuvres tierces créées et directement dérivées d’une oeuvre sous licence OGL 1.0a avant que cette licence ne soit révoquée par le titulaire des droits de l'œuvre originale (cette faiblesse de révocabilité est “codée en dur” dans cette version de la licence pour reprendre une expression informatique), la licence OGL 1.0a reste valable.

Pour les œuvres qui sont elles-mêmes dérivées de ces œuvres dérivées (c'est-à-dire des œuvres dérivées de deuxième rang), tant que les titulaires des droits sur ces dernières n'ont pas révoqué la licence OGL 1.0a qui leur est applicable, il reste licite de créer ces œuvres dérivées nouvelles de deuxième rang.

Publier des œuvres dérivées post-désautorisation de la licence OGL 1.0a par le titulaire des droits sur l'œuvre originale est bien plus incertain. En effet, c'est d’abord et avant tout la divulgation de l'œuvre dérivée au public qui est la manifestation non équivoque de l'acceptation de la promesse/offre de contracter que constitue la licence. Une publication postérieure pourrait être valable à condition que l'auteur de l'œuvre dérivée soit en mesure d'apporter la preuve qu’il a accepté cette promesse/offre et réalisé des actions sur la base de celle-ci (et des actions “à son détriment”, précise la jurisprudence anglo-saxonne). La première difficulté est de rapporter cette preuve, qui peut ne pas exister, et la deuxième difficulté est que cette preuve fera dans tous les cas l’objet d’une contestation active par le titulaire des droits ayant procédé à la rétractation/révocation de la licence applicable à l’œuvre originelle.

L’auteur de ces lignes a lui-même créé plusieurs œuvres dérivées de la version 3.5 de Donjons & Dragons sous licence OGL 1.0a, certaines partiellement divulguées, d’autres non. Bien que WOTC encourage, dans une FAQ, à continuer de développer des projets sous licence OGL 1.0a, la prudence l’incite à s’abstenir d'opérer de nouvelles divulgations, même basées sur des divulgations partielles déjà existantes, le temps de voir la manière dont évolue la situation pour de nouvelles œuvres dérivées en OGL 1.0a. Toutefois, si vous souhaitez servir de canari de mine juridique, ne vous en privez surtout pas !

Le rétropédalage et la licence OGL 1.2

Suite au tollé causé par la divulgation de la licence OGL 1.1, WOTC a exécuté un rétropédalage de compétition, recréant la summa divisio de l’OGL originelle entre d’une part le contenu ouvert, désormais sous licence Creative Commons Attribution (CC-By), permettant à tout le monde d’utiliser les mécaniques de jeu ainsi libérées (mais évidemment incomplètes, sinon ce n’est pas drôle), et d’autre part le contenu non ouvert sous licence OGL 1.2.

Que dit cette licence 1.2 ?

Sans surprise, elle maintient la désautorisation de la licence OGL 1.0a. Évidemment, sinon l’article 9 de l’OGL 1.0a rendrait cette dernière applicable à tout contenu sous licence OGL 1.2, et donc, forcément, ce serait un retour à la case départ.

Quant au contenu de l’OGL 1.2, c’est tout simplement une licence dont les mécanismes sont hybrides entre le niveau OGL et le niveau d20 de la licence OGL 1.0a (avec une licence de marque basée sur le Creator Badge). En revanche, elle est toujours limitée à des œuvres textuelles et picturales imprimées sur papier ou présentées en électronique (pdf, epub, etc.).

La licence OGL 1.2 n’est donc pas une licence libre, mais simplement une licence d’utilisation un peu améliorée. Évidemment les remarques liées à la désautorisation de la licence OGL 1.0a restent valables.

Pour les oeuvres dérivées autres que textuelles, il n’y a aucune concession de licence, et pour les tables de jeu virtuelles, WOTC propose une Virtual Tabletop Policy très limitative.

Les nouvelles licences créées en réaction à la polémique

ORC License

La Open RPG Creative (ORC) License a été créée par le principal concurrent de WOTC, à savoir Paizo.

Il s’agit d’une licence freemium comparable à la licence OGL 1.0a en son temps, qui distingue entre :

  • Licensed material - c’est-à-dire le contenu réutilisable sous les conditions de la licence ORC.
  • Reserved material - ce que la licence OGL 1.0a appelait Product Identity.
  • Expressly licensed material - la part de contenu que le donneur de licence met expressément dans la partie réutilisable alors que, selon toute vraisemblance, ce contenu devrait par nature se trouver dans la partie Reserved material.

Les caractéristiques les plus intéressantes de la licence ORC sont les suivantes :

  • Elle est explicitement irrévocable ;
  • Elle n’est pas limitée aux oeuvres dérivées textuelles avec ou sans illustrations ;
  • Le licensed material est défini sous la forme d’une liste qui relève des mécaniques des jeux de rôle ;
  • La licence prévoit une concession de droit de propriété industrielle relevant du droit sui generis des bases de données (et ça, c’est pas banal).

Évidemment, c’est une licence de droit anglo-saxon, avec tous les défauts que cela peut avoir pour nous autres juristes civilisés de droit écrit (conformité limitée avec la Convention de Berne, interprétation, champ d’application, etc.).

Bref, c'est pas mal du tout, mais à tout prendre, je préfère la mienne (et pas seulement parce que son nom est drôle).

Licence TGCM 1.1

La Licence TGCM (Triskell - Gestion Contractuelle des Mécaniques de jeu) a été rédigée à la demande d’Hervé Bourgade, l’auteur du jeu Ynn Pryddein, qui envisage de publier un Document de Référence du Système (et comme je suis son ambacte, je ne peux rien lui refuser).

Il s’agit d’une licence de droit français en langue française.

Précédant l’ORC de quelques semaines, elle présente les particularités suivantes :

  • Elle prévoit une gestion des mécaniques de jeu inspirée des principes de redistribution copyleft des licences libres (tout comme la licence ORC) ;
  • Elle prévoit un mécanisme d’arbitrage entre ce qui relève des mécaniques de jeu et ce qui n’en relève pas, en faveur systématique des mécaniques de jeu (c’est un choix de conception qui m’a été spécifiquement demandé par l’auteur de Ynn Pryddein, ça peut parfois ne pas s'accorder avec la stratégie de développement d'un éditeur ou d'un auteur) ;
  • Elle a été conçue comme une “méta-licence” compatible avec tout autre modèle d’exploitation envisagé par le titulaire de ce qui ne relève pas des mécaniques de jeu (y compris une licence libre) ;
  • Elle confère aux bénéficiaires toutes les licences de droits de propriété industrielle (marque, base de données, dessins et modèles) lorsque ceux-ci sont nécessaires pour exercer les droits qu’elle confère aux bénéficiaires ;
  • Elle est conçue pour s’adapter à la plupart des ordres juridiques existants, y compris le droit français mais également le droit du copyright US en donnant des règles d’interprétation (son champ géographique d’application est plus large que celui de l’ORC) ;
  • Sa clause de sanction est basée sur des cas réels de litiges relatifs à des licences libres (les licences GNU GPL et Affero GPL pour ne pas les nommer). Elle est fortement inspirée par les mécanismes juridiques d’une licence de logiciel libre “de guerre”, la XOL ou Xyrop Open License, que j’ai également conçu après 11 ans de gestion de précontentieux et contentieux divers dans le domaine de l’open source, pour empêcher de nuire les malandrins et autres chenapans qui souhaiteraient tricher avec les licences de logiciels libres copyleft et/ou le droit d’auteur.

La prolifération des licences libres pour les JdR

La diffusion de la licence ORC, de la licence OGL (toutes versions), des licences Creative Commons (toutes variantes), et la publication de JdR sous ces diverses licences si distinctes les unes des autres aboutit à un petit ennui bien connu des développeurs de logiciels sous licences libres copyleft mais totalement nouveaux pour nos auteurs de JdR : la problématique de compatibilité.

Qu'est-ce donc que cette problématique ? Prenons une œuvre dérivée C de deux autres œuvres distinctes A et B, chacune sous une licence copyleft différente. L'œuvre dérivée C doit respecter le copyleft de la licence de l'œuvre A, donc être soumise aux règles de A, et uniquement celles-ci (c’est le principe du copyleft). Mais l'œuvre dérivée C doit aussi respecter le copyleft de la licence de l'œuvre B, donc être soumise aux règles de B, et uniquement celles-ci.

Donc la licence de publication de l'œuvre C doit impérativement être la licence de l'œuvre A à l’exclusion de toute autre, ET la licence de l'œuvre B à l’exclusion de toute autre. Donc si l’auteur publie l'œuvre C sous la licence A, il viole la licence B, s’il la publie sous licence B, il viole la licence A, et s’il publie sous les deux licences à la fois, il viole les deux licences à la fois.

La seule exception : que les licences A et B prévoient toutes deux expressément qu'elles sont compatibles l'une avec l'autre. Sinon l'œuvre dérivée C ne peut pas du tout être publiée.

Or, on commence déjà à voir des auteurs qui piochent à la fois dans des œuvres soumises au copyleft de l’OGL et dans des œuvres soumises au copyleft de l’ORC pour créer leurs propres œuvres dérivées des deux !

Cependant, les mécaniques de partage de chacune de ces licences sont des mécaniques de copyleft : donc de telles œuvres dérivées sont forcément en violation à la fois des termes de la licence OGL et des termes de la licence ORC et ne peuvent pas faire l’objet d’une divulgation au public (pour rappel, ce que vous faites avec les licences dans l’intimité de votre foyer ne regarde que vous, et nul ne vous reprochera de combiner sans vergogne des œuvres sous licences résolument incompatibles tant que cela ne sort pas de la chambre à coucher du salon).

Si ces créateurs ajoutent encore dans la marmite des morceaux de texte sous d’autres licences encore, comme les licences de type Creative Commons, le nombre de relations de compatibilité à résoudre juridiquement afin d’obtenir une oeuvre juridiquement conforme est potentiellement multiplié par le nombre de relations bi-univoques entre licences différentes.

En théorie des graphes, cela signifie que le nombre de relations à analyser juridiquement est égal au double du nombre d’arêtes d’un graphe complet dont le nombre de sommets correspond au nombre de licences différentes. Ainsi, la combinaison d'œuvres sous 3 licences différentes requiert l’analyse juridique de 6 relations. Avec 4 licences différentes, cela fait 12 relations à analyser. 5 licences différentes, 20 analyses. 6 licences différentes, 30 analyses. Chacune de ces analyses peut révéler une incompatibilité de licences, ce qui implique des risques en cas de redistribution/divulgation au public de l’oeuvre dérivée :

  • Le risque de divulguer une oeuvre présentant une violation des droits d’auteur de tiers (autrement dit une contrefaçon), ce qui a des conséquences potentiellement très graves pour qui est à l’origine de cette divulgation ;
  • Le risque de devoir réécrire la partie de l'œuvre dérivée qui est affectée par l’irrégularité. Si cette irrégularité est découverte avant la divulgation au public, pas de problèmes, évidemment. En revanche, si l’irrégularité a été découverte après la redistribution de l'œuvre, ça ne résout en rien le point précédent, puisque, pendant un moment, l’oeuvre contrefaisante aura circulé ce qui pourra engager la responsabilité civile et pénale de l’individu et/ou l’entité à l’origine de cette divulgation.

Pour faire simple, les licences sont comme des effluves de positroneurs désintégrants : il ne faut pas les croiser à moins de savoir exactement ce que l’on fait, comment on le fait, et pourquoi on le fait.

Quelques leçons pratiques à tirer du fiasco OGL et de ses conséquences

La prolifération de licences est un phénomène qu’il est donc préférable d’éviter, mais auquel il n’est pas possible de remédier en l’état actuel des choses puisque plusieurs licences différentes et incompatibles pour les œuvres rôlistiques existent déjà : le génie est d’ores et déjà sorti de la bouteille.

En revanche, il est possible et même souhaitable de rationaliser l’approche de réutilisation des œuvres sous licence qui aura nécessairement un impact sur la détermination de la licence de l’oeuvre dérivée, en procédant à un inventaire préalable des contraintes de l’exploitation de l'œuvre encore au stade de projet, ainsi que des objectifs visés par cette exploitation.

Cette rationalisation passe par la détermination d’un certain nombre de points :

Quel est le modèle d’exploitation voulu pour l'œuvre ?

D’abord et avant tout, il n’est nulle nécessité ni obligation de placer une œuvre sous licence. Une fois matérialisée et sous réserve de son originalité, l'œuvre est protégée par le droit d’auteur et le titulaire des droits est libre d’organiser l’exploitation des droits patrimoniaux et moraux de l'œuvre de la manière qui lui sied le mieux, avec ou sans licence.

Dans le modèle classique d’exploitation, aucun droit n’est concédé par le titulaire des droits aux destinataires d’une copie de l'œuvre. Ceux-ci peuvent en prendre connaissance, la représenter à d’autres dans leur cercle de famille (ce qui en théorie exclut les reproductions d’illustrations sur Internet, les démonstrations en convention, et les parties en club de JdR, sur des plates-formes pétrolières, dans des prisons, etc.), et c’est tout.

Des modèles d’affaires autres qu’un modèle classique d’exploitation sont tout à fait envisageables : par exemple, le titulaire des droits peut vouloir fournir un univers ou un système de règles sous une licence gratuite, avec une licence de marque payante basée sur la notoriété de ladite marque.

Par exemple, la Coca-Cola Company pourrait fournir un système de règles et un univers gratuitement avec une licence ouverte permettant de réutiliser ces règles et cet univers pour divulguer des oeuvres nouvelles qui en dérivent, mais à la condition de payer une somme pour relier l’oeuvre dérivée à la marque Coca-Cola (et l’apposer sur l’oeuvre nouvelle).

Quels sont les territoires et les langues envisagés pour l’exploitation de l'œuvre ?

Le territoire envisagé pour l’exploitation de l'œuvre à venir est déterminant de l’ordre ou des ordres juridiques qui régiront cette exploitation. Dans le cas d’une œuvre publiée sous une licence, l’ordre juridique, on l’a vu, va conditionner l’interprétation et l’exécution pratique des stipulations de la licence.

Or, comme la divulgation sous licence est un acte par nature unique et irrévocable, le territoire d’exploitation doit être apprécié comme le périmètre géographique maximal possible dans lequel l'œuvre aura vocation, si elle rencontre le succès, à être exploitée.

Hors le cas d’une réservation totale des droits patrimoniaux (i.e. le cas où il n’y a pas du tout de licence, ce qui est quand même bien plus simple), le territoire potentiel maximal va donc fournir une indication sur la licence d’exploitation la plus appropriée : ainsi, sur un territoire régi par les normes anglo-saxonnes de protection du droit d’auteur, il sera plus approprié d’opter pour une licence de droit anglo-saxon pour la divulgation.

Pour une exploitation dans un pays respectueux de la Convention de Berne, il sera préférable de placer l'œuvre divulguée sous une licence dont la rédaction est conforme à la Convention, comme par exemple une licence Creative Commons ou la licence TGCM, tandis qu’une licence de type Art Libre 1.3 devrait être évitée.

Cette restriction dans la licence finale va conditionner une restriction dans l’assiette des œuvres réutilisables : en effet, choisir de placer l’oeuvre finale sous licence ORC implique que seules des œuvres sous licence ORC ou des licences compatibles avec la licence ORC (par exemple des œuvres sous licence Creative Commons Zero ou Creative Commons Attribution 4.0, ou des œuvres dans le domaine public) puissent être réutilisées pour créer la nouvelle œuvre.

De même, la langue d’exploitation risque de conditionner la licence de divulgation, qui devrait être lisible et compréhensible par le public auquel l'œuvre est divulguée.

Pour une œuvre anglophone, l’une ou l’autre des licences Creative Commons, Art Libre, GNU FDL, ou ORC répondront aux besoins du titulaire des droits patrimoniaux sur l'œuvre souhaitant organiser l’exploitation de ceux-ci.

Aussi, pour les besoins d’une publication dans les pays francophones, il serait préférable d’opter pour une licence en langue française telle que la licence Art Libre (qui existe en plusieurs langues), la licence TGCM ou l’une des licences Creative Commons (puisque ces dernières ont fait l’objet de traductions officielles en français), tout en gardant à l’esprit que ces licences ont chacune des caractéristiques et contraintes qui peuvent avoir un impact sur le modèle d’exploitation, et qu’il est également nécessaire de prendre en compte la compatibilité des licences des oeuvres originelles éventuellement dérivées pour créer la nouvelle oeuvre.

Ainsi, il est possible de publier sous licence Art Libre 1.3 une oeuvre qui contient par exemple des oeuvres préexistantes initialement publiées sous licence Art Libre 1.3, sous licence Creative Commons Zero, sous licence Creative Commons Attribution ou bien du texte descriptif des mécaniques de jeu d’une oeuvre sous licence TGCM (qui tolère la redistribution des Mécaniques Couvertes sous une licence libre forte telle que l’Art Libre). En revanche, divulguer sous licence Art Libre 1.3 une œuvre incluant du contenu issu d’une œuvre initialement publiée sous licence Creative Commons Share-Alike (redistributions aux mêmes conditions) n’est possible que si ces œuvres ont le même titulaire des droits et que c'est ce dernier qui réalise cette divulgation combinée (ou bien que les titulaires des droits sur les œuvres concernées ont tous donné leur autorisation explicite).

Quels sont les vecteurs de revenu de l’exploitation de l'œuvre ?

Le choix de la licence finale pour l’exploitation de l'œuvre peut avoir un impact fort sur l’effectivité des vecteurs de revenus envisagés pour l’exploitation de l'œuvre. Par exemple, vendre des copies numériques d’une œuvre et la placer par la même occasion sous une licence encourageant sa redistribution gratuite est manifestement contradictoire.

En revanche, exploiter commercialement les droits de propriété industrielle résultant du réemploi, dans d’autres œuvres, d’une base de données d’éléments mécaniques de jeu tout en autorisant et encourageant sa redistribution sous une licence de droit d’auteur est un modèle d’affaires cohérent.

A titre d’illustration, dans ce dernier cas, tant la licence ORC que la licence TGCM devraient être évitées dans ce modèle d’affaires particulier puisque celles-ci prévoient, une concession de droit des bases de données pour la première, et l’inopposabilité des droits de propriété industrielle à l’exercice effectif des droits conférés par la licence pour la seconde.

Par conséquent, il est indispensable de vérifier la concordance entre les objectifs de revenu poursuivis et la licence effectivement envisagée pour l’exploitation de l'œuvre, ceci avant toute divulgation.

Est-ce que ces vecteurs de revenus autorisent (ou requièrent) la concession de droits patrimoniaux sur tout ou partie de l'œuvre au public qui en prendrait connaissance, ou au contraire exigent que des droits patrimoniaux soient réservés ?

Corollaire de la question précédente, certains modèles économiques ne fonctionnent de manière optimale qu’à la condition d’une dissémination très importante de l'œuvre, laquelle est encouragée par l’extensivité des droits concédés en application de la licence.

Pour faire simple, quelle qu’en soit la raison, quels que soient les objectifs poursuivis, le titulaire des droits (auteur ou éditeur) vise toujours la diffusion la plus importante possible de l'œuvre. Les raisons sous-jacentes à cet objectif de diffusion diffèrent de titulaire en titulaire : volonté de vendre le plus possible d’exemplaires, souhait de valoriser au maximum le label / la certification “conforme au document de référence du système”, ambition d’accéder à une certaine notoriété, désir de voir fructifier l’intention libérale se manifestant par la mise à disposition gratuite d’un système de règles ou d’un univers.

Ainsi, c’est précisément parce que l’efficacité de son modèle économique dépend d’une dissémination maximale de son corpus de règles le plus basique que WOTC peut avec aplomb publier la nouvelle version de son document de référence du système de Donjons & Dragons sous une licence Creative Commons Attribution : ce document de référence n’est pas ce qui est valorisé dans son modèle d’affaires, mais l’extensivité de son utilisation augmente la valeur de la partie de l’oeuvre “Donjons et Dragons” spécifiquement placée sous licence OGL 1.2

Autre exemple, la licence TGCM destinée au système de règles Triskell répond à des objectifs un peu différents de la part de l’auteur d’Ynn Pryddein. Bien entendu, il y a un premier objectif économico-marketing puisque cette démarche vise à augmenter l’intérêt pour l'œuvre Ynn Pryddein en diffusant au maximum son système (lequel est à la fois simple, élégant, flexible et puissant, il faut bien l’admettre). Mais il existe aussi un second objectif, qui consiste à s’assurer autant que possible que le corpus des mécaniques de jeu sous licence TGCM demeure à disposition de tout auteur qui souhaiterait le réutiliser en tout ou partie dans sa propre œuvre, quelle qu'en soit la nature et quel que soit le régime juridique de cette dernière, tout en garantissant que toutes les améliorations apportées par cet auteur tiers au corpus de règles puissent être reprises et réutilisées par d'autres auteurs dans leurs propres œuvres, toujours selon les conditions de la licence TGCM, indépendamment de la licence finale des œuvres dérivées (c’est le côté flexible de la licence TGCM qui est conçue pour se combiner aisément avec d’autres licences).

Troisième exemple : le label “Mark of the Odd” de Chris McDowall, qui propose une licence relativement permissive pour réutiliser le document de référence du système d’Into the Odd dans des conditions correspondant à une exploitation active des droits moraux de l’auteur, et visant à accroître la notoriété de sa création.

Les objectifs poursuivis par un titulaire de droits sur une œuvre donnée vont déterminer les modalités optimales d’organisation des droits sur cette œuvre : licence ou réservation d’une partie ou de la totalité des droits, concession ou cession de droits, obligation de réciprocité ou non, étendue de l’obligation de réciprocité, etc. Les réutilisations d’œuvres préexistantes vont déterminer la possibilité pratique de réaliser l’une ou l’autre des modalités identifiées comme optimales pour l’exploitation de l'œuvre.

L'œuvre dérive-t-elle d'œuvres préexistantes ? Si oui, quelle(s) licence(s) régi(ssen)t ces œuvres ? Est-ce que les contraintes de ces licences sont conciliables avec le modèle d’exploitation envisagé ?

Modèle de valorisation, territoire, langue, objectifs de diffusion peuvent être connus et donner une indication du modèle d’affaires optimal pour l’exploitation de l'œuvre nouvelle, mais si cette dernière dérive d'autres œuvres préexistantes, il est indispensable de s’interroger sur les conditions de réutilisation de ces oeuvres préexistantes et leur impact sur la possibilité effective de réaliser votre modèle d’affaires idéal.

Avec les œuvres sans licence, c’est plutôt facile. Vous n’avez pas le droit de les reprendre, sauf à vous être fait concéder ou céder les droits patrimoniaux nécessaires de la part du ou des titulaires des droits.

Avec les œuvres dans le domaine public, c’est assez facile aussi : vous pouvez les reprendre et les adapter tant que vous ne portez pas atteinte aux droits moraux de l’auteur. Attention quand même parce que le périmètre du domaine public peut changer selon le territoire géographique, de sorte que vous pourriez vous trouver dans une situation d’illicéité en exploitant une œuvre qui n’est pas encore dans le domaine public aux États-Unis tout en étant en conformité avec le domaine public en Europe. Enfin, le domaine public ne vous dispense pas de respecter le droit des marques. C’est pour ça d’ailleurs qu’on voit associés à la marque Disney des extraits de “Steamboat Willy” (première apparition de Mickey en dessin animé et théoriquement dans le domaine public y compris aux États-Unis), afin de protéger le premier des Mickey par le monopole d’exploitation des marques.

Avec les œuvres sous licence permissive, c’est plutôt facile également. Les licences permissives sont des licences qui stipulent la concession de tous les droits patrimoniaux de l’auteur au profit de chaque bénéficiaire, sans assortir cette concession d’aucune obligation, ou sinon d’autres obligations que celles résultant de l’exercice des droits moraux de l’auteur. Dans le monde des logiciels, ce sont des licences comme la licence BSD ou la licence MIT. Dans le cas des ouvrages de JdR, ce sont des licences telles que la Creative Commons Zero (CC0, permissive, et ne mettant même pas d’obligation relative aux droits moraux – ce qui est contraire à la Convention de Berne mais n’ergotons pas) ou la licence Creative Commons Attribution (CC-By).

Avec les œuvres sous licence non permissive, ça commence à devenir un poil plus complexe, et c’est bien là qu’il faut s’interroger sur la conciliation entre les contraintes de ces licences et le modèle d’exploitation envisagé. Les licences applicables à ces oeuvres peuvent:

  • Tout simplement interdire un modèle d’exploitation commercial de manière explicite telles les licences Creative Commons Attribution NonCommercial (CC By-NC), Creative Commons Attribution NonCommercial ShareAlike (CC By-NC-SA), et Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivs (CC By-NC-ND) ;
  • Interdire la possibilité de créer des oeuvres dérivées telles les licences Creative Commons Attribution-NoDerivs (CC By-ND) et Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivs (CC By-NC-ND) ;
  • Interférer potentiellement avec un modèle d’exploitation commerciale classique telles que les licences Art libre, CC By-SA, OGL 1.0a, OGL 1.1, OGL 1.2, ORC, TGCM ;
  • Interdire une exploitation non classique, par exemple l’usage sous la forme de base de données ou dans un autre medium, telles que les licences OGL 1.1 et OGL 1.2 ;
  • Interférer potentiellement avec des modèles d’exploitation alternatifs basés sur la valorisation de droits de propriété industrielle, telles que les licences ORC et TGCM.

Comprendre ces limitations et contraintes permet de mesurer l’étendue de l’assiette des œuvres qui peuvent être reprises et réutilisées pour créer et divulguer une œuvre nouvelle qui en dérive, à condition de s’être posé les bonnes questions, et d’avoir travaillé objectivement sur les réponses à celles-ci.

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